CAUSERIE ( 1905, extrait )
..., " j’ai maintes fois
vu, de mon hautain balcon, des rêveurs errer sur le quai et
contempler le magique spectacle de notre port. Devant eux le chenal
allonge son miroir de ciel, enfermant de l'infini entre les
croisillons des jetées, du rêve noyé dans l'argent ou le bleu lavé,
du rêve qui berce la mélancolie des barques de pêche, tassées à mes
pieds. Puis tournant les yeux vers les bassins, les songeurs
aperçoivent dans un amoncellement de toits, de fumées, de
silhouettes mécaniques, de fortes mâtures comme cousues entr’elles
par les cordages délicats, le port et sa vie intense. Les mots
s’entasseraient, je ne pourrais pas dire le charme de cette vision
bigarrée et pourtant unie dans une teinte brumeuse où le bleu très
doux se fond dans le vieux vert et le roux endormi. Parfois triomphe
l’éclat d’un vermillon, ligne de flottaison, cheminée d’un
remorqueur; c’est partout l’attirance inexplicable des choses qui
viennent de loin, des terres où la vie est autre que la nôtre, et
que l’on devine aux cargaisons écroulant l’or des maïs ou la senteur
musquée des peaux sur les quais, aux hommes de teint bronzés ou
pâles qui croisent leurs langages dans les docks, du fellah rieur
comme une petite fille au grave norwégien aux yeux de glace.
L’esprit est alors en partance, bien au-delà de la ligne grise de
l'horizon, bien plus loin que les plus lointaines escales, vers le
Rêve, cette rade berceusement accueillante où nos pensées, ces
voiles diversement nuancées, ont un sommeil si calme, si voluptueux.
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